Florence GARRABÉ



Quelques remarques sur l’œuvre de Florence Garrabé

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A suivre l’itinéraire du travail de Florence Garrabé, nous comprenons que les perspectives de ce dernier ne participent nullement de l’immédiateté. En revanche, par la pluralité des matériaux, des supports, des dispositifs et des pratiques, quelque chose se tisse comme une chronique qui, chapitre après chapitre, découvre graduellement et par additions successives, la longue litanie de la souffrance humaine dans sa plus ordinaire brutalité.

Florence brode, coud, confectionne, assemble, élabore, réalise mais aussi sculpte, dessine, peint, et, dans ce mouvement de reprise ininterrompue des images d’actualité qui nous assaillent, tend à transfigurer l’horreur du réel. Dans la lignée de Pascal Convert ou de Wang Du, sculptant quelques échantillons édifiants récupérées dans des tabloïds, elle réinterprète à sa manière ce quotidien qui, par la force de l’habitude, ne se perçoit même plus. Nous savons que le trop plein d’images a couramment pour effet de ruiner toute valeur et par là même tout intérêt porté à celles-ci.

Son geste patient et minutieux inscrit dans le détail de la matière toute la férocité du monde. Comme bien souvent dans l’art, nous avons coutume de traduire cette posture comme une forme d’humanisation de l’indicible alors que le langage habituel se borne, comme le disait déjà Bergson, à lui coller quelque étiquette : guerre, exploitation, misère, mort ou destruction. Ce contraste saisissant entre l’extrême minutie des travaux et la barbarie évoquée met en exergue l’illustre sentence d’Héraclite selon laquelle : « Le combat (polemos) est la racine de toute chose ». Dès lors, il apparaîtrait que cette volonté farouche de création constituerait l’éternel pendant de la dévastation.

Face à cet impitoyable jeu de massacre que constitue le réel, face à cette inexorable violence de l’homme infligée à l’homme, l’artiste conçoit et enfante, se remettant ainsi continuellement à l’ouvrage. C’est une bien curieuse et étrange tâche que de vouloir fabriquer avec des images de mort quelque chose qui ne nie pas la réalité mais la reconstruit tout autrement, comme si l’éternel du Monde se résumait en cette oscillation incessante entre création et destruction. S’opère alors quelque chose de l’ordre du re-tissage perpétuel de la dé-liaison, un re-maillage de ce qui, d’une façon ou d’une autre se serait distendu ou aurait été démantelé.

Dans la série « Big game » par exemple, réalisée à partir d’une juxtaposition de perles Hama, nous devinons cet effort d’assemblage pour saisir, à travers une optique renouvelée, des fragments de la réalité. Quelle dissemblance édifiante, en effet, entre l’usage de ces perles grossières aux couleurs vives destinées aux tout petits et la thématique martiale évoquée sur ce support. Rien ne semble plus sérieux que la guerre avec son cortège d’horreurs et pourtant rien n’en semble plus proche que ces distractions enfantines. Le jeu n’est-il pas au fond, comme Freud l’a dévoilé, une tentative du petit d’homme pour composer avec l’insupportable du réel, en passant d’une position passive - dans laquelle la situation est subie - à une attitude active où il domine la réalité par le biais du jeu ? En construisant ces images de guerre et de soldats prêts au combat, Florence Garrabé reformule le « grand jeu » par l’intermédiaire du petit, exposant ainsi la vanité autant que la bêtise des hommes qui ne peuvent que détruire, alors qu’enfants, ils jouaient à édifier des mondes. Bien entendu, ce « small game » de gamins assemblant joyeusement des perles Hama, peut paraître un brin dérisoire et un tantinet inopportun face aux préjudices qu’ont endurés les victimes des conflits qui ensanglantent toujours nos sociétés. Or, nous comprenons tous qu’il ne peut y avoir d’autre alternative que de persister dans cette tentative faite pour enseigner aux nouvelles générations à construire et à bâtir inexorablement sur les ruines de l’histoire.

Le goût prononcé de l’artiste pour façonner un évident décalage, que ce soit entre le titre et l’œuvre ou bien entre le constituant et ce qu’il figure, nous invite à nous interroger sur cette pratique spécifique de l’ironie. Quid de sa finalité ? La dimension ironique vise toujours un questionnement comme nous en instruit son étymologie (eirôneia, interrogation). Si l’humour convie le rire, l’ironie brigue plus particulièrement la pensée. En effet, si on entend par humour la simple parodie du sérieux destinée à emporter le rire, l’ironie, en revanche, représente le sérieux de la parodie. Nous avons tous en mémoire l’ironie socratique qui, feignant l’ignorance, démasque la véritable ignorance : celle, vulgaire, qui ne se sait pas, celle qui s’estime savoir et se prend de ce fait trop au sérieux. L’ironie pastiche ou caricature délibérément les traits les plus grossiers à seule fin de mettre en exergue le fond du problème, son sérieux devrait-on dire. Ce problème qui, dans la quotidienneté, ne paraît jamais puisque le jeu du monde consiste seulement à croire qu’il ne s’agit pas là d’un jeu. L’éternelle forme du monde est à juste titre d’apparaître comme quelque chose d’éminemment sérieux dans lequel nulle controverse de fond ne semble possible : toute chose étant à sa place et les rôles distribués. Dans les dialogues socratiques, on se souvient des réparties des interlocuteurs souvent excédés : « tu n’es pas sérieux, Socrate ! », « tu te moques », etc. ; non, Socrate n’est pas « sérieux », mais, en revanche, il n’a de cesse d’interroger ceux qui pensent l’être ou le prétendent. C’est qu’il y a sérieux et sérieux. Les hommes se prennent bien souvent trop au sérieux pour l’être réellement, d’ailleurs leurs charges et leurs préoccupations en témoignent : soif de reconnaissance, cupidité, appétit de pouvoir et de domination… Assurément, rien de bien sérieux pour quiconque a pu jauger l’inconsistance de tout cela. En réalité, être ironique, c’est interroger, avec le plus grand sérieux, le soi-disant sérieux des violents. Etre ironique, c’est appliquer la question à toute forme de certitudes en instituant comme principe élémentaire et salutaire le doute et la distance.

C’est bien cette ironie que nous retrouvons dans la série intitulée « homely » qui présente différentes œuvres exécutées à l’acrylique rouge sur carton. Si homely signifie à la fois le confortable, le douillet, l’accueillant ou le cosy, c’est afin de mieux souligner l’inconfort et le rejet que supportent ces hommes et ces femmes qui vivent dans la rue et dont notre langue usuelle a réduit l’horreur par l’euphémisme SDF (sans domicile fixe). Les œuvres de cette série se présentent dans un format rectangulaire pris en portrait, une zone médiane de délimitation horizontale s'offre au regard. Nous distinguons, après quelques essais de distanciation et comme à travers un voile « fleuri », des scènes de misère relatant diverses situations banales endurées par ces exclus que nos cités produisent désormais de façon exponentielle. Si nous focalisons un peu plus notre attention sur le détail ornemental, des motifs floraux apparaissent en superposition, rappelant les tissus cossus et autres tapisseries ou toile de Jouy des appartements bourgeois - où il fait, ma foi, fort bon vivre - mais aussi, de manière plus incertaine, la lingerie fine et dentelée des dessous chics féminins. Ici, l'immixtion opiniâtre de l'équivoque se situe dans le contraste entre l’indigence du support - qui reflète celle de ces nécessiteux n'ayant pour seul habitat que l’espace exigu de leurs maigres cartons - et la pléthore arguant le luxe, exprimée par la profusion décorative des motifs. Enfin, l’utilisation exclusive d’une peinture acrylique rouge carmin accroît la confusion quant aux scènes figurées. Ces scènes en ton sur ton, nous ne discernons de prime abord pas, à l’instar des SDF fantomatiques qui peuplent nos rues et que nous ne voyons guère. De plus, cette utilisation monomaniaque du rouge suscite un certain sentiment nauséeux. En effet, agit pleinement sur nous le symbolisme du rouge : rouge comme le sang, rouge comme la blessure, rouge comme la violence. Evidemment, il ne s’agit pas, pour l’artiste, d’agir directement sur les choses en vue de métamorphoser, d’une façon ou d’une autre, l’homme et la réalité sociale dans laquelle nous naviguons tous. Il serait plutôt question d’écorner le vide ordinaire de ces images du « réel » qui nous côtoient, afin que se manifeste furtivement un sens insoupçonné. Le sens qui d’ordinaire nous fait défaut, non du fait d’une quelconque déficience naturelle mais plutôt par paresse ou par molle complaisance. De surcroît, cette défaillance s’enracine dans la tyrannie de l’univocité des images admises de notre prétendue « réalité ». Si le sens est là, d’une évidente simplicité, à quoi bon le quérir ? Tel paraît être l’enjeu de cette suite dans laquelle se superposent, jusqu’à se fondre dans l’indistinct, la représentation crue d’une réalité dérangeante et les images clairement ornementale dont il y a fort à parier que le modèle trouve ses sources dans l’esthétique baroque voire rococo.

Les œuvres regroupées sous l’intitulé « Playground » (cour de récréation), utilisent cette fois-ci une toute autre technique : la couture. L’ouvrage de la machine à coudre, minutieux dans le détail bien que grossier dans la facture, ressemble à ces envers de tissus cousus laissant apparaître les aspérités filandreuses du travail ordinairement caché. Des fils qui pendent par endroit, d’autres qui s’enchevêtrent de façon inextricable dans un espace éclaté, engendrent un sentiment déconcertant d’inachèvement empreint d’équilibre. Il s’avère manifestement que Florence Garrabé ait voulu, pour le moins, dénuder « l’envers du décor » de ces « sales » guerres puisque ne sont représentés, dans cette série, que des enfants-soldats, kalachnikov ou fusil d’assaut entre les mains. En représentant, par ce procédé grandement empreint de féminité, sur un fond blanc et pur, le portrait de cette jeunesse armée et manipulée, l'artiste nous conduit à éprouver l’extrême fragilité et toute la fugacité de ces existences, tenues par un fil, que le Destin peut rompre à tout moment. Ces existences inachevées au regard vide nous sollicitent à nouveau sur la cruauté du monde et l’absurde violence des hommes. La présence lourde et oppressante de l’arme semble avoir eu pour effet de déchiqueter la forme triangulaire dans laquelle s'inscrivait la silhouette des enfants-soldats, faisant essaimer en séquelles des sortes d’éclats dans l'espace immaculé. Néanmoins, on ne peut se départir de la curieuse et dérangeante impression de puissance « virile » induite par le « brandissement » de ces armes, érigées tels des trophées phalliques, et dont le maniement assure à ces jeunes êtres un pouvoir inquiétant. Il y a dans cet « oxymore » visuel quelque chose d’extrêmement gênant qui tient, en apparence, davantage à la constitution de l’image elle-même qu’à la réalité qu’elle est censée figurer. En posant ainsi au centre d’un espace vierge l'image d’un enfant, on radicalise sa singularité. Or, le fait que ce dernier soit armé dénature en quelque sorte une icône personnifiant, selon l’ordre métaphorique habituel, l’innocence. L’abjection foudroie ici la pureté comme le crime altère inéluctablement cette innocence dont on surprend, sous la forme d’un éclatement fragmentaire, les funestes dégâts.

Il se pourrait qu’à une plus grande échelle, comme un long et continu bourdonnement existentiel, Florence Garrabé ne nous parle, au fond, que de cette innocence perdue. Perte qu’elle tâche d’apprivoiser par le déploiement patient et quotidien du labeur renouvelé - comme le fit jadis Pénélope.

Pénélope qui, dans l’attente d’un impondérable retour de son conjoint à Ithaque, tissait jour après jour une tapisserie qu’elle défaisait de sa main la nuit venue. Cela pour ne pas devenir folle ou, du moins, dans l’espoir de pouvoir ainsi soutenir, par la répétition du geste, l’absence cruelle d’Ulysse.

Jean-Luc Lupieri, mars 2008