Une jeune femme décidée et volontaire entre sur la scène artistique contemporaine. Avec une énergie irrépressible à réinventer le monde !
Et quand je dis le monde, c'est une intervention radicale sur la totalité de nos représentations, et c'est à cela que je reconnais un artiste : son défi est infini et excitant, son travail est quotidien, lumineux et dangereux. Sa main brode, sculpte, dessine, photographie, écrit avec douleur et humour, légèreté et lucidité les scènes effrayantes de notre violence ordinaire.
Elle travaille beaucoup, tout le temps, elle ne singe personne, elle a les deux mains l'atelier, les deux yeux fixés sur l'horreur, le cœur généreux, la pensée vive et critique, elle se laisse pénétrer, elle essaie, elle fabrique : il faut voir…
Elle invente, de nouveaux matériaux : les revêtements de sols pour ses combats cannibalesques ; de nouvelles formes : et si nous regardions le monde dans les glaces rondes articulées de nos salles de bains, qui ressemblent aux cadres des brodeuses et qui servent à localiser les points noirs de nos visages cosmétisés ; de nouvelles installations : elle articule le vide entre les fragments de cette restitution de nos angoissantes scènes de la vie quotidienne, entre le ring des animaux suspendus, les photographies des demeures de rêves et de leur propriétaires, les images brodées des actualités internationales, les papiers gaufrés et translucides des images de guerre lasse…
Elle nourrit cette intense tension qui chaque jour la conduit là où elle nous emmène aujourd'hui. Le monde autour d'elle presse, la presse, elle en restituera les éclats.
Il en va de… rien, personne ne lui demande rien. Elle a décidé qu'il fallait voir…non, elle n'a rien décidé, elle est là, elle ne peut plus être ailleurs et il va falloir faire avec elle de toute urgence !
Des animaux morts brillants de paillettes mates comme dans les revêtements de sols de nos douillets intérieurs que nous nommons volontiers « notre-petit-chez-nous », et dans lequel en famille, avec les amis, les voisins, les collègues, les parents d'élèves, sonorisés gracieusement par la purée de nos radios préférées déversant leurs journaux quotidiens, nous jouons consciencieusement la comédie du bonheur. Ils dégoulinaient de cire noirâtre et s'entre- dévoraient à l'Heure bleue, entre chien et loup, aujourd'hui sous la voûte de la Chapelle, nouvelle scène de leurs ébats obscènes, ils tombent du ciel en rang serrés, comme s'il en pleuvait… on en mangerait !
Reflets fantômes de nos bonnes intentions, de nos bons sentiments, de nos bonnes actions, ils tapissent notre petit bout de paradis terrestre, qui n'est autre que l'enfer inversé, et si nous circulons au travers avec stupeur et enchantement, c'est qu'ils sont nos animaux familiers, nos souffre-douleur, nos projections vivantes, nos petites peluches de compagnie, nos humeurs nauséabondes, nos hontes assassines, nos devoirs de mémoire, nos franches excuses, notre infini remords, notre pain quotidien, notre si inquiétante et si banale lâcheté.
Ils sont acteurs de l'Opéra cannibale de Florence Garrabé, dans lequel les rôles seront bien distribués. Dans la famille parfaite : maman brode et papa chasse pendant que les enfants dorment en nous dans le petit pavillon de morne banlieue d'où chaque mois de décembre, les Pères Noël de fortunes clignotent de bonheur manufacturé et consensuel. Descendu du ciel de notre univers médiatisé, par l'écran strident de nos télévisions, ils nous ont apporté, pour chaque jour que Dieu fait, à l'heure du dîner, le mal en personne, le grand Mal du dehors qui se déverse dans nos assiettes, le Mal ordinaire de ce monde qui se réchauffe dangereusement, suintant de sang, beuglant de honte, éclaboussant de chairs torturées, alors que repoussés en nos derniers retranchements nous commençons à avoir du mal à avaler : dehors ça pousse, ça hurle, ça saute, ça pète, ça casse, ça brûle, ça viole, ça saigne…si bien que subrepticement, sans crier gare, cela s'insinue dans les mouchoirs brodés des femmes et bientôt nous ne pourrons plus nous regarder dans la glace loupe de nos salles de bains récurées ! Si ces figures de cruauté ordinaire envahissent les moindres interstices de notre vie, il nous faudra vite, si ce n'est déjà fait, se pincer le nez, se boucher les oreilles se voiler la face,se couler dans un moule, et enfin disparaître dans la foule et l' anonymat ; sans le vouloir nous glissons déjà sur notre pente naturelle, coupables de toutes façons e prisonniers volontaires en détention préventive, nous tentons encore d'articuler un je t'aime, je te dévore !
« On dit que dans les îles Fidji, quand un homme se lasse de son épouse bien-aimée, il la tue et mange sa chair. » chante le Chœur ; la tragédie se répand, l' homme est un loup pour l' homme et les papiers embossés le sont de la chair de nos victimes, l'air de rien, comme s'ils en étaient, les Marines américains en mission humanitaire en Irak, ornent nos papiers d'emballage pleine peau, se glissent dans le calendrier des postes, s'insinuent dans les replis de nos canalisations, deviennent l'évidence de nos dessin collectifs, le logo de nos rêves de papier ; courageux, téméraires, jeunes et imberbes soldats, ils peuplent notre chaumière et nos campagnes, habitent nos cerveaux.
Invasion ? Evasion ?Révision ? Attention ? Perception ? Munition ? Sommation ? Tirez !
La mort de l'art est arrivée, au XXI siècle , l'art sera apocalyptique ou ne sera pas !
Fin manifeste du livret de l'Opéra de quatre…patrons :
Help yourself !
Solo de baryton !
La la la ! Applaudissements !
Ovations ! Entracte !
Si penser signifie se mettre à distance de soi et du monde pour pouvoir exercer observation et conscience, et donner du jeu, de l'espace afin que ce qui nous affecte douloureusement puisse devenir objet de pensée… si penser signifie sortir de la confusion, n'est-ce pas ce qui ici même nous arrive ? Notre cannibalisme volontairement mis en pièces et en scènes est ainsi placé curieusement à distance…Les images de violences que nous « ingérons » chaque jour ont simplement changé de support, de mode d'apparition, de matérialité ; en les conjuguant autrement, nous sommes invités à les examiner avec plus d'attention : essayez donc de chuchoter pour être écouté ( vieille ruse ) ou de voiler pour être vu ( acte de résistance du sous-commandant Marcos qui préconise de se cacher le visage pour qu'enfin l'on regarde ceux qui n'existent pas) c'est paradoxal et particulièrement efficace !
En réinterprétant les images d'actualité comme en sourdine…Florence Garrabé nous montre comment elles fonctionnent, comment en devenant des objets décoratifs, elles gagnent en intensité, en vérité ; et nous nous apercevons ainsi que nous avions oublié ce qu'elles nous disaient et quelle réalité elles hurlaient, et comment nous savions éviter leur bruit assourdissant en les ingérant quotidiennement, répondant sans y penser à l' injonction qui nous est faite d'avaler tout cru, tout rond, aussi naturellement que possible l'intolérable : les blessés, le crime, les charniers, la mort, les cadavres, la faim, les suppliciés, la torture…Ces images retravaillées par l'œil et la main de l'artiste redeviennent exceptionnelles, un homme meurt sous nos yeux et ce ne sont plus les même yeux car il a fallu chercher à discerner ce qui est ici figuré et qui ne s'est pas donné à lire si facilement ;est-ce ainsi que nous pensons ? est-ce la liberté de ne pas accepter cette image ? ou encore mieux : de ne pas accepter de la dévorer sans la voir ! De l'effet moral de toute pensée : car l'art de Florence Garrabé nous fait penser quand il chante ainsi l'Opéra cannibale.
Evelyne Artaud