Florence GARRABÉ



Collection Printemps-Eté 2007/Automne-Hiver 2007/2008

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Je suis entré chez Florence Garrabé contraint et forcé, invité par le regard autoritaire et pourtant implorant d'un soldat américain. Un GI dans une rue de Saint-Jean-de-Luz, pixellisé en perles Hama, ces petits bouts de plastiques bariolés avec lesquels les petites filles et un fer à repasser font des sous-plat en forme de cœur pour la fête des mères. Chez Florence Garrabé, c'est plutôt la fête de l'amer. Il faisait chaud, je cherchais une glace : ce sera plutôt une douche froide dans cette micro-galerie. Les œuvres hybrides de Florence, avec leur humour cinglant, leur colère palpable, leur absurdité ravageuse, rendait un peu plus indécent l'insouciance des touristes en tongs, imposait l'hiver aux rêves fumeux d'un été sans fin des surfeurs de sable.


A côté de ces GI hagards, figés en perles Hama, il y avait aussi de merveilleuses vierges à l'enfant, madones de fil rouge et de feuilles de plastique, cousues sans fil blanc avec une machine possédée, épileptique – furieuse, préfère Florence Garrabé. Un sorte d'adaptation à la machine Singer de la nervosité et la panique des action-paintings – action-sewing ???
On apprit alors que Florence Garrabé vivait près de Toulouse, qu'elle mélangeait depuis des années déjà, au mépris de tout purisme, les torchons et les serviettes, travaillant aussi bien la sculpture (des revolvers détournés, en bronze aux couleurs braillardes) que la dentelle (des napperons cruels), travaillant aussi bien dans le gigantisme (de vastes installations) que dans l'intimisme le plus effondré (ses cauchemars de guerre à hauteur d'homme, femme et enfant, sur support dérisoire).

L'art est dans la rue, hurlaient ses concitoyens toulousains du groupe Diabologum – et question hurlement, les pièces de Florence n'ont aucune leçon à recevoir du rock. Même quand elle chuchote, ça fait du bruit. Violent, coléreux, insurgé, son art est dans la rue : l'œil investigateur, à l'affût des cruautés monstrueuses, du quotidien qui dérape inlassablement, des images vidées de sens à force d'être matraquées, normalisées. Florence Garrabé dénonce souvent la guerre, mais refuse de rendre les armes : artiste réactive, les nerfs à fleur de peau, l'exaspération sur le qui-vive, elle refuse la démission du confort, des habitudes, portée partout par sa capacité intacte d'indignation. Un journal sort pour l'été un numéro “spécial sexe” et Florence imaginent des broderies sur petite culottes, pour questionner la reconnaissance du plaisir de la femme dans notre société ; les premiers frimas arrivent et s'impose l'idée de la série Homely, pour laquelle elle peint, sur les mêmes cartons qui leur servent de lit et de maison, des hommes sur des bancs publics ou tassés sur leur propre déchéance dans un hall d'immeuble ; la guerre trouve un nouveau terrain de jeu, et elle lance sa machine à coudre sur un terrifiant Playground, hanté par des enfants au regard fou, armes automatiques à la main, soldats de conflits qu'ils n'auront même pas le temps de comprendre.

On lui a dit, elle ne le savait pas, mais Florence Garrabé n'est pas une île : on lui a ainsi trouvé, d'Angleterre aux Etats-Unis en passant par le Brésil, une drôle de famille de femmes aussi fâchés avec les dogmes, le monde… Kate Westerholt et ses points de croix déviants, provocateurs, indisciplinés…. Tracey Emin et ses broderies provocatrices… Silvana Mello et ses jouets grinçants, ses enfants cruels… Comme elles, Florence Garrabé détourne, inlassablement, les résidus et images d'un quotidien hypnotisé par le statu quo, ankylosé par la résignation. Elle connaît systématiquement le fond, imposé par l'urgence, la rage ; elle ignore constamment la forme qu'elles prendront: de Castorama aux brocantes, des magasins de jouets aux boutiques de loisirs, le hasard fait ensuite bien ses choses. C'est toujours une sorte de jouissance d'arriver à les amener ailleurs avec cohérence, dit-elle de ses emprunts, prises d'otage même, des objets et matériaux de tous les jours. Devenu objet de décoration, le quotidien reste ici figés dans toute son incongruité, son horreur. Il aura fallu les points de croix, les petites culottes, les calques embossés et les cartons souillés de Florence Garrabé, ses hurlements et chuchotements, pour qu'on voit enfin la télé et ses “actualités” monstrueuses et grotesques. Avant, on la regardait.

JD Beauvallet
Les Inrockuptibles, 2008