Plongée dans l’œuvre séduisante et dérangeante de Florence Garrabé. Elle brode, coud, travaille le textile avec virtuosité pour créer des oxymores visuels et sémantiques.
Je suis le travail de Florence Garrabé depuis longtemps, depuis qu’elle était étudiante aux Beaux Arts de Toulouse. Elle a toujours été d’une minutie extrême dans la réalisation de ses travaux (dessinés, brodés, embossés, etc.) comme si vivait en elle un patrimoine génétique, un « matrimoine » plutôt, qui consiste à savoir travailler avec virtuosité le textile, la broderie, la dentelle.
Broder la guerre
Ce « matrimoine » elle l’a d’abord accepté, puis rejeté, mais, arrivée à 35 ans, elle a compris qu’il était un de ses moyens d’expression fondamentaux. Parallèlement, elle était obsédée par les drames de notre humanité, au point de collectionner pendant des années des faits de guerres… jusqu’à perdre foi en l’humanité.
Ces faits de guerre, elle les a brodés avec une technique ancestrale, sur des tambours, comme le faisaient ses aïeules.
Au premier regard, la séduction est totale, on se retrouve plongé dans les intérieurs feutrés des maisons bourgeoises d’antan. En s’approchant, on découvre que l’iconographie n’a rien à voir avec les traditionnelles broderies : il s’agit d’une représentation réaliste et terrifiante.
Des enfants soldats qui se battent et meurent, au Libéria ou ailleurs. C’est ce conflit au sein d’une même œuvre qui caractérise à mes yeux le travail extrêmement puissant et dérangeant de Florence Garrabé
Marine et couture
Un jour, Florence trouve dans une brocante un tout petit tableau ancien très abîmé, un bateau malmené dans la tempête, un drapeau en haut du mat. Belle petite marine dont la peinture est partiellement dévorée par le temps, opposition entre travail maîtrisé et aléatoire. A partir de là, elle crée en 2012 une installation : Les plaies dans la tourmente, une scénographie musicale où ce petit tableau rongé par le temps trouve sa place et dans laquelle le regardeur se trouve totalement immergé.
Liens entre passé et présent, entre technique ancestrale et modernité, qui s’expriment en dessin, en broderie, en sculpture, en installation. Exemple avec Sew up : concert-performance de machines à coudre. Un événement créé avec neuf personnes d’horizons différents, deux musiciens, neuf machines à coudre, neuf dessins sur papier qu’il fallait traiter en synergie. Expérience magnifique, tant pour les acteurs que pour les spectateurs.
Des oiseaux armés
Et aussi la série de 2014 : Bird Song. Là, Florence Garrabé reprend une technique ancienne : l’embossage sur parchemin, pratiqué du XVIe siècle au début XXe. Elle n’utilise pas le parchemin mais le papier calque qu’elle perce à l’envers avec une délicatesse virtuose.
Au premier regard, là encore, on y voit des oiseaux pleins de grâce… qui tiennent dans leurs becs des kalachnikovs ou des bombes qu’ils lancent sur des plans dessinés de villes, d’églises ou de maisons.
Et poussant encore plus loin la coexistence entre maîtrise et aléatoire, certaines zones de l’œuvre sont volontairement laissées à la folie destructrice de la machine à coudre que l’artiste elle-même n’est plus en mesure de contrôler.
Elle aime ce combat dont elle ignore l’issue, elle ne sait qui gagnera de la paix ou de la guerre et recommencera inlassablement jusqu’à ce que, cependant, le résultat visuel lui convienne, trouvant paradoxalement un équilibre au bord du gouffre.
C’est une œuvre séduisante et dérangeante, qui bouscule et prend des risques, qui touche aux extrêmes, chronologiques, sociologiques, techniques, stylistiques pour atteindre une force unique.
Catherine Huber, mars 2017